L’ergonomie à quelles échelles?

Le 53e congrès annuel de la Société d’Ergonomie de Langue Française (SELF) s’est tenu à Bordeaux du 3 au 5 octobre derniers. Il a rassemblé plus de 600 participant-e-s venus du monde entier; la Suisse était représentée par une dizaine de personnes. Le thème général était «L’ergonomie à quelles échelles: quelles pratiques pour quelles tailles d’entreprises et d’établissements publics?».

Conférence plénière dans l’atrium du Palais de la Bourse de Bordeaux.

Plus de 40 sessions – présentations plénières, sessions techniques, tables rondes, posters, etc. – ont animé ce congrès. Elles ont regroupé près de 150 communications, dont 6 ont été présentées par des ergonomes helvétiques. Les lignes qui suivent en présentent un aperçu, nécessairement partiel et subjectif.

L’ergonomie dans les grandes entreprises…

Plusieurs communications ont porté sur les structures d’ergonomie établies chez Renault, Safran, Airbus ou d’autres acteurs privés majeurs. Toutefois, l’ergo­nomie se développe également dans le domaine public. Ainsi, Baptiste Antoine, ergonome à la ville de Lausanne, a présenté le dispositif mis en œuvre au sein de sa municipalité. Focalisées initialement sur l’ergonomie de correction et l’analyse de places de travail, les démarches évoluent vers une ergonomie de conception, animée par une vision stratégique et la volonté d’influencer la création des espaces de travail et les politiques d’achat. Pour renforcer ce type d’interventions collectives et préventives, B. Antoine recommande de déléguer les demandes les plus simples à des interlocuteurs formés dans les services. Les chefs de projets et les architectes internes devraient être sensibilisés aux avantages de l’ergonomie de conception. L’ergonome s’efforce également de faire évoluer la nature des demandes, en incluant systématiquement une phase d’analyse de l’activité et une restitution des résultats auprès des décideurs et des collaborateurs, quitte à renoncer à intervenir si ces conditions ne sont pas réunies.

…et dans les plus petites

Faire de l’ergonomie dans les petites entreprises nécessite une approche particulière. Déborah Gaudin, une ergonome valaisanne en thèse de doctorat à l’Université de Grenoble, s’est penchée sur la prévention dans les petits établissements de la restauration. Manque de ressources et de compétences spécialisées, accaparement du chef d’entreprise par des tâches de gestion opérationnelle et administrative: les petites entreprises ont de facto une attitude plutôt réactive envers la sécurité et la santé au travail. Les mesures de prévention font souvent suite à des incidents, des demandes du personnel ou des pressions de clients ou des autorités.

Toutefois, la proximité entre patron et employés facilite aussi la prise en compte du travail réel dans l’organisation de ­l’entreprise, offrant ainsi certaines marges de manœuvre aux collaborateurs. Deede Sall, sociologue à l’Université Paris 1, a d’ailleurs souligné que les salariés de très petites entreprises se disent moins stressés que les autres. Plus que les conditions objectives de travail, ce sont les relations entre les employés et avec les dirigeants qui sont mises en avant pour l’expliquer; la proximité interpersonnelle peut influencer positivement le sens du travail et les conditions de sa réalisation. Toutefois, ceci peut aussi conduire à minimiser les tensions et à compliquer la résolution de problèmes persistants, quand ils existent.

Plusieurs communications ont illustré l’intérêt de démarches collectives, réunissant un ensemble de petits établissements – ou de filiales d’une même entreprise – autour d’une problématique spécifique. Les exemples ont porté, par exemple, sur la prévention des risques professionnels, sur la conception de réserves de magasins, de postes d’accueil et de loges de gardiens d’immeubles, ou ­encore sur la manière d’organiser des tournées de livraison.

Enfin, Carole Baudin, responsable du groupe «Conception de produits centrée utilisateurs» à la Haute École d’ingénierie Arc à Neuchâtel, a présenté une brillante communication plénière sur les apports de l’anthropotechnologie pour l’intervention dans les petites entreprises. Elle a illustré les contributions de cette discipline, dédiée à l’accompagnement au transfert de technologies, par divers projets conduits par son équipe, en Suisse et à l’étranger.

Prévention des risques psychosociaux

Sur le terrain, on observe une tendance récurrente à attribuer les causes des risques psychosociaux (RPS) à des facteurs individuels. Or, ces risques sont très largement dépendants de la manière dont le travail est conçu et organisé. Dans une perspective ergonomique, la prévention vise avant tout à améliorer les conditions de travail, et pas uniquement à renforcer les ressources personnelles. Ce principe est partagé par d’autres courants, tels que la sociologie du travail, la psychosociologie et la psychologie du travail. Plusieurs communications l’ont illustré, à partir d’exemples d’interventions dans divers domaines, tels que la prévention des conflits et des agressions.

Franck Veindergheinst et ses collègues de l’Université de Toulouse ont étudié le risque d’agressions vécu par des employés de déchetteries communales. Ils ont mis en évidence que les incivilités, le vandalisme et les agressions verbales voire physiques sont rarement le fruit de comportements individuels déviants de la part des usagers ou des agents. Ils sont plutôt la conséquence de certains choix organisationnels, effectués sans prendre en compte les conditions réelles de travail: rigidité d’un règlement inadapté, absence de signalétique efficace, postes de travail isolés, gestion inadéquate du remplacement des bennes pleines, etc. Ces éléments dégradent la qualité du service et exposent le personnel à de la violence. Les mesures de prévention mises en place, exclusivement secondaires et tertiaires (formation et cellules d’accompagnement), centrées sur le soutien émotionnel et non sur les causes profondes, sont vécues par les agents comme une forme de violence supplémentaire. Les chercheurs recommandent de prévoir des espaces pour échanger entre collègues sur les ­façons de faire face aux contraintes de ­travail; ceci contribuerait non seulement à la santé des agents, mais également à la valorisation de la profession et à la performance du travail.

Dans la même optique, Rafaël Weissbrodt, ergonome au Secrétariat d’État à l’économie, à Berne, s’est intéressé à la manière dont les inspecteurs du travail interviennent dans le champ des RPS. À partir d’une évaluation de l’action prioritaire d’exécution 2014–2018 réalisée par le Seco et les cantons, il a montré que les visites d’inspection ont permis d’améliorer la gestion de la santé et de la sécurité, les compétences des employeurs en matière de RPS et leur disposition à agir. Elles ont également abouti à la mise en place de mesures «orientées processus» (règlements, procédures, etc.); en revanche, il n’y a pas eu d’effet significatif sur la participation du personnel, ni sur l’amélioration de l’organisation et du contenu du travail. Les stratégies des inspecteurs ont été essentiellement incitatives et axées sur le contrôle du système de gestion des risques. Un développement souhaitable consisterait à mettre clairement l’accent sur les facteurs de risques organisationnels.

Enfin, le Prof. Emmanuel Abord de Châtillon, de l’Université de Grenoble, a présenté trois conditions fondamentales pour prévenir efficacement les RPS et, plus généralement, améliorer les conditions de travail. Premièrement, l’intervention doit «embarquer les acteurs», par exemple en formant et en faisant émerger, dans l’entreprise, des personnes-relais compétentes. En ce sens, le processus d’intervention est plus important que le résultat immédiat. Deuxiè­mement, la démarche doit valoriser les ressources individuelles et collectives présentes dans l’entreprise, notamment en favorisant le partage des expériences entre les acteurs. Enfin, l’intervention doit s’articuler avec la stratégie plus ­générale de l’organisation: évolutions structurelles, plans stratégiques, projets de service ou d’entreprise, etc. Réunir ces trois conditions permet de faire face aux principaux obstacles à la prévention: une participation insuffisante du personnel, un manque de durabilité des effets, ainsi que l’essoufflement des acteurs du projet.

Ergonomie et organisation du travail

L’organisation du travail est un objet de recherche et d’intervention central en ergonomie. De nombreux exposés ont porté sur ce champ: optimisation des processus de production, avantages et limites de «l’entreprise libérée», synergies entre lean management et ergonomie, amélioration de la coopération entre entreprises dans le cas de la sous-traitance, etc. Dans cet esprit, Sandro De Gasparo, un ergonome tessinois établi à Paris, a présenté avec ses collègues une nouvelle métho­dologie de simulation organisationnelle, utilisée pour accompagner la réorganisation de l’accueil des passagers dans un aéroport. La démarche vise à aider les agents à se projeter dans de nouvelles ­pratiques de travail. En simulant des situations caractéristiques de leur future activité, les équipes peuvent évaluer la pertinence de l’organisation projetée, et proposer des aménagements avant que les changements soient mis en place.

Ergonomie et travail en horaires atypiques

L’ergonomie organisationnelle s’intéresse également aux horaires de travail. Plusieurs communications ont porté sur leur planification, dans différentes branches économiques caractérisées par du travail de nuit ou en équipes. Marlène Cheyrouze, doctorante en ergonomie à l’Université de Toulouse, a présenté les avantages et inconvénients du travail en 2×12 en milieu hospitalier. Ce mode d’organisation du travail permet aux hôpitaux de réduire leurs effectifs. Pour les soignants, il contribue à un suivi plus global et approfondi des patients; il permet également de lisser la charge de travail et de ­limiter le stress lié au travail inachevé, transmis aux collègues en fin de poste. Il entraîne également une diminution du nombre de jours travaillés. Toutefois, le conflit de temporalité entre horaires, rythmes biologiques et temps social et familial a des conséquences sur la santé, le travail et la vie personnelle. Ces effets dépendent d’un ensemble de facteurs liés au travailleur (caractéristiques individuelles, familiales et sociales) et au travail (paramètres du système horaire et contenu du travail). Les interactions entre ces facteurs déterminent les stratégies de conciliation des travailleurs. Dans le même esprit, Liliana Cunha et ses collègues de l’Université de Porto ont montré que, dans une entreprise agro-alimentaire, le passage d’un horaire en 3×8 à un horaire en 2×12 s’était accompagné d’une augmentation des contraintes physiques et des effets négatifs sur la santé. Les jours de repos sont en grande partie consacrés à récupérer la dette de sommeil. Malgré tout, la plupart des travailleurs souhaitent conserver ce nouvel horaire, jugé plus favorable à la vie sociale et familiale.

De manière plus générale, les recherches en ergonomie indiquent que l’aménagement d’un système horaire est une question épineuse, au vu des nombreuses contradictions entre intérêts socio-économiques, santé, équilibre entre travail et vie sociale et familiale, et compensations en temps ou en argent. Dans ce contexte, l’intervention ergonomique vise à trouver des compromis acceptables, négociés entre les acteurs. Elle peut également mettre en évidence les impacts des horaires de travail sur la performance de l’entreprise, et aider à définir des indicateurs pour évaluer différents modes d’organisation.

De nombreux autres thèmes

Parmi les multiples sujets traités lors du congrès, on notera encore la question des troubles musculo-squelettiques (TMS). Elle a fait l’objet de plusieurs exposés, dont une présentation d’un physiothérapeute romand, Simon Daboul, et de son collègue belge Nicolas Draye, consacrée aux TMS chez les médecins-dentistes. Plusieurs exposés ont porté sur les exosquelettes, qui arrivent progressivement sur le marché; leur efficacité pour la prévention des TMS est encore sujette à débats. On mentionnera encore l’ergonomie dans les secteurs de la construction et de l’agriculture, la cobotique industrielle, la réalité virtuelle, la sécurité et la performance des systèmes complexes, les liens entre ergonomie et gestion des ressources humaines, ou encore l’ergotoxicologie – une discipline qui conjugue analyse de l’activité et métrologie des polluants au poste de travail.

Cette diversité n’aide pas à cerner précisément les contours de l’ergonomie, mais elle fait assurément sa richesse et son intérêt. Étant donné que toute activité productive est un travail, et que l’ergonomie est une «science du travail» fortement marquée par l’interdisciplinarité, les domaines d’application sont innombrables. Nul doute que, lors du prochain congrès de la SELF – prévu à Tours à fin septembre –, de nouveaux champs seront encore défrichés.

 

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